lundi 23 décembre 2019

"Capital et Idéologie": un manuel pour déconstruire le fatalisme inégalitaire

Avec "Le Capital au XXIe siècle" (2013), Thomas Piketty affichait la couleur de son ambition: décrire avec une précision minutieuse l'état des inégalités de revenus et de patrimoine dans le monde depuis le XIXe siècle jusqu'à l'aube du XXIe et ébaucher des propositions globales pour les ramener à des niveaux socialement acceptables. Si ces dernières ont suscité débats et controverses, nul n'a mis en doute l'acuité des observations, déclinées en de nombreux graphiques accessibles librement, ni les perspectives qu'elles ouvraient pour approfondir le débat public sur les inégalités.
"Le Capital au XXIe siècle" reste une formidable boite à outils. Traduit en 40 langues et vendu à 2,5 millions d'exemplaires, le livre a transformé la perception publique des inégalités.
 "Capital et Idéologie", que l'auteur a publié en septembre 2019, poursuit ce travail avec une ambition plus grande encore. A travers les 1.200 pages du volume, Thomas Piketty s'efforce de décrire l'évolution des inégalités dans les principales sociétés humaines depuis 1500, et surtout les idéologies qui permettent de les légitimer. "Chaque société humaine doit justifier ses inégalités", écrit-il en introduction. "Il faut leur trouver des raisons, faute de quoi c'est l'ensemble de l'édifice politique et social qui menace de s'effondrer".
"Capital et Idéologie" présente donc au lecteur non seulement des ordres de grandeurs inédits pour comprendre l'ampleur des inégalités (y compris pour les époques et sociétés où la mesure des richesses était beaucoup moins précise qu'aujourd'hui), mais aussi une analyse des idéologies les justifiant, telles qu'elles se sont données à voir dans les débats politiques, la littérature et la vie intellectuelle. A cette aune, les sociétés ternaires (clergé, noblesse, tiers état), esclavagistes, coloniales, sociales-démocrates, soviétiques et post-soviétiques, et hypercapitalistes sont analysées systématiquement. A nouveau, tous les graphiques qui sous-tendent les observations sont proposés en libre accès.
Comprendre le passé pour agir sur le présent
Ce tour du monde et des époques sert un objectif: en pédagogue, Thomas Piketty veut outiller la délibération publique afin qu'elle s'enrichisse des enseignements des siècles passés, des autres continents. "(L)es processus d'apprentissages collectifs (...) ont tendance à avoir la mémoire courte (on oublie souvent les expériences de son propre pays au bout de quelques décennies, ou bien on n'en retient que quelques bribes, rarement choisies au hasard), et surtout ils sont le plus souvent étroitement nationalistes. Ne noircissons pas le trait: chaque société tire parfois quelques leçons des expériences des autres pays, par la connaissance qu'elles en ont, et aussi bien sûr à travers des rencontres plus ou moins violentes entre les différentes sociétés (guerres, colonisation, occupations, traités plus ou moins inégaux, ce qui n'est pas toujours le mode d'apprentissage le plus serine ni le plus prometteur). Mais, pour l'essentiel, les différentes visions du régime politique idéal, du régime de propriété souhaitable ou du système légal, fiscal ou éducatif juste se forgent à partir des expériences nationales en la matière, et ignorent presque complètement les expériences des autres pays, surtout lorsqu'ils sont perçus comme éloignés et relevant d'essences civilisationnelles, religieuses ou morales distinctes (...)".
Mieux comprendre le passé pour agir sur le présent, tel est donc le propos d'un livre qui, comme "Le Capital au XXIe siècle" se veut à la fois enquête et manifeste - manifeste de ce que pourrait être une politique de l'égalité au XXIe siècle. Il faut ne pas avoir lu Piketty pour suggérer, comme cette chroniqueuse de C à vous, qu'il pourrait appartenir aux "pessimistes": l'homme oeuvre au contraire à ré-équiper la gauche, à la ré-enchanter même, une tâche d'autant plus nécessaire que "la chute du communisme a conduit au développement d'une forme de désillusion face à toute possibilité d'une économie juste, sentiment qui nourrit en ce début de XXIe siècle les replis identitaires et qui doit être dépassé".
Ordres de grandeurs pour la pensée décoloniale
S'il est un talent qu'il faut reconnaître à Piketty, c'est celui de mettre en perspective les variations de l'inégalité à travers les époques et les situations sociales, d'une manière qui permette au lecteur d'en saisir l'ampleur. Dans "Capital et Idéologie", les chapitres consacrés aux sociétés esclavagistes et coloniales sont, en la matière, particulièrement éclairants.
L'histoire sombre d'Haïti, si elle est bien connue, prend une dimension plus tragique encore quand on mesure, aux pages 259 à 275, l'ampleur des transferts monétaires qu'ont représenté tant l'exploitation esclavagiste (voir ce graphique sur la part exorbitante de la richesse nationale accaparée par le centile de la population le plus riche, correspondant à l'élite esclavagiste - un niveau d'inégalité que Piketty présente comme l'un des plus élevés jamais atteint) que la dette infligée à l'île en contrepartie de l'indépendance.
"Il est important de se rendre compte de ce que représente cette (dette)", explique Piketty. "Des recherches récentes ont démontré que que ces 150 millions de francs-or représentaient plus de 300% du revenu national d'Haïti en 1825. (...) Avec un refinancement à un taux d'intérêt annuel de 5% typique de l'époque, et sans même prendre en compte les juteuses commissions que les banquiers ne manquèrent pas d'appliquer au fur et à mesure des multiples péripéties et renégociations qui allaient marquer les décennies suivantes, cela signifiait que Haïti aurait dû payer chaque année l'équivalent de 15% de sa production indéfiniment, simplement pour acquitter les intérêts de sa dette, tout cela sans même commencer à rembourser le capital". Cette dette ne fut remboursée finalement qu'en 1950, ce qui signifie que "pendant plus d'un siècle, le prix que la France voulut faire payer à Haïti pour sa liberté eut surtout pour conséquence que le développement économique et politique de l'île fut surdéterminé par la question de l'indemnité, tantôt violemment dénoncée, tantôt acceptée avec résignation, au gré de cycles politico-idéologiques interminables".
Et de poursuivre: Aujourd'hui, "il faut pointer l'extrême faiblesse des arguments évoqués par ceux qui refusent d'ouvrir le dossier haïtien (...). L'argument selon lequel tout cela serait trop ancien ne tient pas. Haïti a remboursé sa dette à des créditeurs français et étatsuniens de 1825 à 1950, c'est-à-dire jusqu'au milieu du XXe siècle. Or, il existe de nombreux processus de dédommagements qui continuent d'avoir lieu aujourd'hui pour des expropriations et des injustices qui se sont déroulées au cours de la première moitié du XXe siècle. On pense notamment aux spoliations de biens juifs perpétrés pendant la Seconde guerre mondiale (...)".
Cette mise en perspective viendra sans doute appuyer un courant de pensée décoloniale, qui, s'il est en vogue dans les sciences sociales et dans le débat public, ne débouche encore que peu sur des demandes de nature financière. On parle beaucoup de décoloniser les arts et les culture; les pages de "Capital et Idéologie" nourriront ceux qui veulent décoloniser la dette.
Le cas de Haïti n'est en effet que l'illustration la plus extrême des fondements iniques de l'abolition de l'esclavage: dans les anciennes colonies françaises et britanniques, non seulement les esclaves n'ont pas été indemnisés, mais ce sont leurs anciens propriétaires qui ont bénéficié de généreuses compensations. Payées par les Etats nouvellement indépendants, comme à Haïti, ou de façon non moins scandaleuse par les contribuables de la métropole (à hauteur de 4 à 5 points de PIB en Angleterre et de 2 points en France). 
Hors de la question esclavagiste stricto sensu, Piketty apporte aussi des éléments pour nourrir les discussions sur les transferts entres les colonies et les métropoles (ainsi qu'entre les populations locales et les colons au sein même des colonies). Il mesure notamment les revenus des actifs étrangers français et britanniques durant la seconde période coloniale. "Le rendement obtenu par ces placements avoisinait 4% par an, si bien que les revenus du capital étranger apportaient à la France autour de 5% de revenu national additionnel et au Royaume-Uni plus de 8% de revenu national supplémentaire. Ces intérêts, dividendes, profits, loyers et autres royalties venus du reste du monde permettaient ainsi d'accroître substantiellement le niveau de vie des deux puissances coloniales, ou tout du moins de certains segments de la population en leur sein". 
Piketty ne fait qu'ébaucher la question des transferts coloniaux, et on regrette d'ailleurs de ne rien lire sur les extractions congolaises de la Belgique. Mais sans doute les outils qu'il propose inspireront-ils d'autres à pousser plus loin l'analyse.
Des quotas indiens à la co-gestion allemande: apprendre de l'histoire du monde
Il ne saurait être question de proposer ici un résumé du tour du monde auquel nous invite "Capital et Idéologie". Mais parmi les nombreux apprentissages que l'auteur propose de prendre en considération, celui qu'offre le système de discrimination positive adopté en Inde après l'indépendance est inspirant. Ce régime, élargi au fil des décennies, a permis à de larges portions défavorisées de la population indienne (jusqu'à 70% aujourd'hui) de bénéficier d'accès privilégiés à l'enseignement et à la fonction publique. "Les éléments disponibles suggèrent que les politiques menées en Inde ont permis de réduire significativement les inégalités entre les anciennes castes discriminées et le reste de la population entre les années 1950 et les années 2010, d'une façon plus forte par exemple que dans le cas des inégalités entre Noirs et Blancs aux Etats-Unis, et incomparablement plus forte que les inégalités entre Noirs et Blancs en Afrique du Sud depuis la fin de l'apartheid", comme le montre le graphique suivant. De quoi redonner du crédit aux politiques de quotas et de places réservées ?




L'"égalité inachevée" des sociétés sociales-démocrates peut également continuer de nous inspirer, dit Piketty, même après des décennies de sape néo-libérale. La cogestion des entreprises instituée dans la législation allemande après la guerre (la "propriété sociale") a permis de mieux partager le pouvoir entre les actionnaires et les salariés sans empêcher l'industrie allemande d'être compétitive. Au passage, le livre retrace l'histoire méconnue de l'un des échecs de l'Europe sociale, celui de différents projets de directive visant à établir au moins un tiers d'administrateurs salariés dans les conseils d'administration des entreprises de plus de 500 salariés.
Il est intéressant d'observer, plus avant, que sur le thème du partage du pouvoir entre les parties prenantes des entreprises, Piketty refuse de "se limiter à une confrontation entre un modèle purement coopératif (une personne, une voix) et un modèle purement actionnarial (une action, une voix)". Il préconise au contraire les formes mixtes, et notamment la généralisation d'un modèle développé par Julia Cagé (accessoirement sa compagne) pour le secteur des médias, et prévoyant un plafonnement des droits de vote pour les plus gros actionnaires.
Les trajectoires de l'impôt progressif sur le revenu, sur le patrimoine et sur les successions sont également analysées comme une voie fondamentale pour dépasser "l'idéologie propriétariste" qui définit le capitalisme, et que l'auteur a longuement décrite dans la première partie du livre.
Dépasser le capitalisme
En tout état de cause, dépasser le capitalisme ne saurait être accompli par la voie d'une solution "qu'il n'y aurait plus qu'à appliquer les yeux fermés". Mais en combinant les formules vertueuses, en apprenant du passé et du monde, en inventant de nouvelles voies, il sera peut-être possible de ramener les inégalités à des niveaux moins aberrants qu'aujourd'hui.
C'est le pari que fait l'auteur, en dépit de la montée actuelle d'un courant national-populiste diamétralement opposé à sa vision. Vision naïve peut-être, déterministe parfois, dans laquelle le mouvement du monde vers davantage d'égalité, entamé avec la révolution française, est voué à s'amplifier malgré des contre-temps historiques. 
"Compte tenu du bilan largement positif du socialisme démocratique et de la social-démocratie au XXe siècle, en particulier en Europe occidentale, il me semble que le mot 'socialisme' mérite encore d'être utilisé XXIe siècle, en l'occurrence en s'inscrivant dans cette tradition, tout en cherchant à la dépasser et à répondre aux insuffisances sociales-démocrates les plus criantes observées au cours des dernières décennies", avance celui qui fut conseiller de Benoit Hamon à la dernière élection présidentielle. Il faut oser cet aplomb, quand on sait la déroute du candidat socialiste, et celle de nombreux partis sociaux-démocrates, en lesquels les électeurs ne voient plus les défenseurs des classes populaires, mais ceux des élites culturelles urbaines. 
Les propositions énumérées au dernier chapitre du livre ("Eléments pour un socialisme participatif au XXIe siècle") n'ont cependant que peu en commun avec les idées molles défendues par les socialistes européens au cours des dernières décennies - en particulier ceux qui ont été au pouvoir. 
Partage du pouvoir dans les entreprises, dotation universelle en capital à chaque jeune adulte financée par un impôt progressif sur la propriété, imposition progressive de l'héritage et du revenu aux niveaux atteints au milieu du XXe siècle, taxation progressive des émissions carbones, construction d'une norme de justice éducative, réforme du financement des partis politiques, développement d'un social-fédéralisme à l'échelle mondiale... le catalogue des mesures avancées par Piketty semble dessiner une utopie inaccessible. Il a le mérite de fixer un horizon clair. Davantage qu'une fantaisie, ce catalogue n'est-il pas une nécessité, à une époque où les réalités politiques sont tissées de ce qui n'était même pas envisageable hier, où les systèmes politiques déliquescents sont abattus par le populisme et l'extrême-droite ? 
"Capital et Idéologie" est un manuel inspirant pour lutter contre le fatalisme inégalitaire. "Le journaliste et le citoyen s'inclinent trop souvent devant l'expertise de l'économiste, pourtant fort limitée, et se refusent à avoir une opinion sur le salaire et le profit, l'impôt et la dette, le commerce et le capital", pointe Piketty en conclusion. En outillant ses lecteurs, Thomas Piketty contribue très certainement à relever l'ambition du débat public.



mardi 2 août 2016

Robin des bois est mort. La Belgique l’a tué

Robin des bois est mort. C’est-à-dire : dans sa version fiscale. La taxe Robin des bois, c’est le petit nom que les ONG ont donné à la taxe sur les transactions financières, également connue sous le patronyme de son inventeur, l’économiste James Tobin, qui goûtait peu de voir son très sérieux projet ainsi repris par des gauchistes aux cheveux longs. Mais peu importe la filiation de la taxe Tobin, souvenons-nous qu’en 2011, après trois décennies de palabres, la Commission européenne lui a donné une chance unique de sortir de la théorie économique pour entrer dans la réalité des marchés. La proposition devait permettre de de prélever une trentaine de milliards d’euros sur les transactions financières. Certains imaginaient déjà la recette affectée aux pays en développement. Une vraie taxe Robin des bois, donc, parce que plus que d’autres impôts elle avait pour objectif de prendre aux riches pour le donner aux pauvres.

Las, cinq ans après la proposition de la Commission, les Etats membres de l’UE peinent toujours à trouver un compromis pour la mettre en application. Jusqu’en 2013, assez commodément, il était facile de blâmer les méchants anglo-saxons ultra-libéraux, opposés au projet. Mais depuis que la taxe est négociée entre une avant-garde de 11 Etats membres, les masques tombent. La Belgique, a-t-on, appris récemment, et plus particulièrement son ministre des Finances, le N-VA Johan Van Overtveldt, rechignent tellement que les négociations pourraient capoter. C’est un virage à 180 degrés pour un pays qui fut pionnier dans le domaine : en 2004, la Chambre belge des représentants était la première en Europe à adopter une résolution favorable à la taxe. La Belgique a depuis soutenu le projet dans les instances européennes, et cette ligne est toujours inscrite dans l’accord de l’actuel gouvernement de Charles Michel Michel. Pour la galerie, sans doute, car derrière les portes closes du Conseil des ministres européens, son ministre des Finances fait tout ce qui est en son pouvoir pour raboter le projet de taxe. Johan Van Overtveldt tient à ce que la Belgique reste com-pé-ti-tive en tant que centre financier, surtout que ses deux grands rivaux, le Luxembourg et les Pays-Bas ont eux carrément refusé de participer aux négociations. Pour la même raison, le ministre refuse de récupérer 700 millions de cadeaux fiscaux aux multinationales, octroyées à travers le mécanisme de l’excess profit ruling, comme le lui ordonne la Commission européenne. Il joue également l’obstruction sur une directive anti-évitement fiscal. Cette politique rencontre du succès, si on en croit un rapport récent: la Belgique se classe sur la deuxième marche du podium européen en matière de législation favorisant l’optimisation fiscale agressive.
Bref, le tax shift, ce fameux glissement qui devait rééquilibrer notre fiscalité, reste loin, très loin du compte. La taxation du travail aura sans doute été un peu réduite, mais pas assez pour changer la plate réalité de notre plat pays : il demeure un paradis fiscal pour les multinationales, et un enfer fiscal pour ses citoyens.

vendredi 10 juin 2016

Ubérisation, classes moyennes et inégalités

Un salaire convenable, un emprunt hypothécaire remboursable, une voiture et un frigo rempli : ne sont-ils pas les principaux signes extérieurs d’appartenance à une certaine classe moyenne ? Ce statut social hérité des trente glorieuses, qu’un emploi dans une grosse société devait permettre de garantir, est en train de s’éroder. La carrière à l’ancienne, du diplôme à la pension, avec progression barémique et avantages extra-légaux n’a plus tellement cours à l’heure de l’intérim, de la loi Peeters et de l’ubérisation.
Une étude américaine récente vient d’établir une corrélation forte entre le taux d’emploi dans les grandes sociétés et le degré d’inégalité. La baisse du nombre d’employés des 10 plus grandes entreprises d’un pays semble proportionnelle à l’augmentation des inégalités. Le résultat est quelque peu contre-intuitif : on ne pense pas vraiment aux multinationales, ni aux géants du BEL20 comme des paradis égalitaires. Pourtant, expliquent les auteurs de l’étude, une certaine forme de coopération sociale et un degré plus élevé de syndicalisation au sein de ces grandes sociétés sont les garants d’une redistribution de la richesse créée à travers les salaires.
Or aujourd’hui, les grandes entreprises n’ont plus le même profil qu’autrefois: réorganisées et allégées, elles se sont débarrassé des tâches périphériques : le nettoyage, la cantine, le marketing, les relations à la clientèle et même parfois la comptabilité ont été outsourcées, délocalisées, filialisées. Ces tâches et d’autres sont désormais confiées à de petites entités tierces où le sens de l’égalité salariale et la syndicalisation n’ont plus cours.
Finie l’époque où les constructeurs automobile donnaient de l’emploi à des banlieues entières. Renault, Volvo, General Motors ont levé le camp de nos quartiers. La nouvelle ère est celle des services et des flexi-jobs. Aujourd’hui, dans certaines banlieues françaises, Uber est le principal employeur, dépassant les fast-food ou le secteur de la construction.
« Je me souviens de l’ancien temps, dans les universités, quand les agents de nettoyage se comportaient comme mes patrons », plaisante Yannis Varoufakis, l’économiste iconoclaste connu pour son bref passage au ministère grec des Finances. « Ils entraient dans mon bureau, ils me rabrouaient, ils me disaient de rentrer chez moi quand je travaillais trop tard. Ils avaient le sentiment d’appartenir à une institution et d’être importants. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Nous avons sous-contracté une société qui engage des travailleurs de nuit sous-payés, sans visage, qui ne se sentent pas connectés à l’institution ».
Aux Etats-Unis, des millions de travailleurs, dans tous les secteurs de l’économie, ont basculé dans l’emploi ubérisé, et la tendance n’est pas près de s’inverser. L’Europe emboîte le pas. Pour Varoufakis, seul un revenu universel, donnant la possibilité de refuser un emploi, permettrait de rééquilibrer le système, tant sur le plan de la justice sociale qu’au niveau-macro-économique. Quoi qu’on pense de cette idée controversée, le débat a le mérite de clarifier une chose : à l’ère du capitalisme 2.0, rétablir plus d’égalité dans le système ne pourra se faire qu’à travers des mécanismes sociaux innovants.

Billet diffusé dans le magazine Image Demain Le Monde

mardi 1 mars 2016

Du cuir en première classe

Des sièges en cuir pour les compartiments de première classe ? A l’heure où l’on économise à tout crin à la SNCB, l’idée est plutôt interpellante. Et pourtant, la ministre de la Mobilité, Jacqueline Galant (MR), assume ce choix. « Une première classe plus luxueuse répond aux exigences visant à établir une distinction entre la première et la deuxième classe, et convaincre ainsi davantage de clients de prendre le train », a-t-elle argumenté.
La SNCB travaille en effet à développer une véritable classe affaires, histoire de faire payer plus cher le prix du billet. Une évolution qui n’a rien d’anecdotique. Partout dans le monde, des opérateurs de transport réfléchissent à diverses manières de marquer les différences de confort entre les classes pour générer davantage de revenus.
Aux Etats-Unis, les compagnies aériennes ont ainsi créé la classe « basique », inférieure à la classe économique. Les passagers ne sont certes pas relégués dans la soute de l’avion, mais leurs possibilités de réservation sont rognées au maximum : ils recevront les plus mauvais sièges et n’auront aucune possibilité de modifier le ticket.
De son côté, un opérateur comme Delta Air Lines propose désormais cinq catégories de tarifs différents, ce qui lui permet de viser des consommateurs aux pouvoirs d’achat variés.
Bien sûr, la plupart de ces compagnies veillent à rester dans le politiquement correct, ce qui n’empêche pas certaines d’entre elles de commettre des erreurs de communication. En Italie, un spot publicitaire mettant en scène une famille d’immigrés voyageant en quatrième classe dans un train de Trenitalia a ainsi suscité la polémique.
Quelles que soient les précautions prises, le constat reste identique : plus les écarts de revenus se creusent, plus la différence de qualité au niveau des biens et des services se fait sentir.
On savait déjà que le secteur du luxe, tout autant que les chaînes de magasins ultracompétitifs (les fameux hard discount), résistaient mieux à la crise économique que les enseignes intermédiaires. Aujourd’hui, on se rend compte que des services théoriquement publics sont de plus en plus différenciés. Nous avons un système scolaire inégalitaire, une justice à deux vitesses et, désormais, un transport de moins en moins « en commun ».

Capitalisme patrimonial

Au-delà des mots et des symboles, les inégalités deviennent donc de plus en plus sensibles. Et elles nous ramènent, comme l’affirme l’économiste Thomas Piketty, à l’ère du « capitalisme patrimonial », quand quelques familles concentraient entre leurs mains l’essentiel du capital. A l’époque du Titanic, par exemple. Ce paquebot transatlantique dont le naufrage, le 14 avril 1912, représente à lui seul un exemple flagrant d’injustice sociale : cette nuit-là, 60 % des passagers de première classe survécurent, contre 42 % en deuxième et 25 % en troisième.
Rassurons-nous : la marche vers l’inégalité n’a rien d’inexorable. Durant de longues décennies, la tendance inverse a prévalu, depuis la suppression de la troisième classe en 1952 dans les trains belges jusqu’à l’abolition des compartiments de première classe dans le métro parisien en 1991.
Au début des années 2 000, la SNCB avait même envisagé d’instaurer une seule classe pour tous.  « Un des objectifs de l’entreprise est d’offrir des places assises pour tous. Une fois cet objectif atteint, la première classe n’aura vraiment plus de raison d’être », expliquait alors un dirigeant de la SNCB. Autres temps, autres mœurs…

samedi 27 février 2016

Grand amour et statut social: en 2016, la foudre ne tombe toujours pas n’importe où

Depuis Romeo et Juliette, morts sur l’autel des querelles entre leurs deux familles, on sait qu’il ne fait pas bon frayer en dehors de son groupe social. De tous temps, le mariage a été pour les communautés une manière de préserver le capital génétique, symbolique ou financier. Pour cette raison, il constitue un champ d’analyse privilégié de la sociologie. 
L’homogamie – la tendance à se marier à l’intérieur de sa communauté- « est considérée comme l’indicateur principal de la cohésion des groupes sociaux », explique le sociologue français Milan Bouchet-Valat. Et pourtant, son évolution à travers temps n’a que peu été mesurée. Le chercheur a entrepris de remédier à ce manque en croisant les données des mariages à celles du niveau d’étude en France entre 1969 et 2001. Un demi-siècle après l’affirmation fameuse, par le démographe Alain Girard que  « la foudre, quand elle tombe, ne tombe pas n'importe où », Milan Bouchet-Valat fait une découverte surprenante. Le coup de foudre semble bien devenir un peu plus aléatoire.  Le mariage s’est en effet largement décloisonné : le taux de couples dotés du même niveau de diplôme (appelé « homogamie de diplôme ») est passé de 47% en 1969 à 27% en 2001. 
On observe ainsi une multiplication de couples associant un(e) cadre du supérieur à un(e) membre de classe populaire ou à un(e) employé(e) qualifié(e). Dans toutes les couches de la société, on semble hésiter moins à tomber amoureux de quelqu’un qui n’a pas les mêmes origines sociales. Toutes ? Non, un groupe résiste encore à la mixité. Les élèves de grandes écoles, ces fabriques très françaises de l’élite nationale, continuent de se marier entre eux. Le taux d’homogamie y a même augmenté en trente ans. Le phénomène peut s’expliquer par un entre-soi accru au sein de ces établissements : non seulement la part des enfants issus des classes populaires y a-t-elle baissé plus rapidement que dans le reste de la population, mais l’arrivée des femmes dans ces écoles auparavant exclusivement masculines y a augmenté les probabilités de rencontres amoureuses.
Le tableau de l’homogamie de diplôme ressemble donc étrangement à celui des inégalités de patrimoine et de revenus : il dépeint un sommet de plus en plus isolé du reste de la population. La tendance est confirmée par les résultats d’une autre recherche récente. Dans une étude sur « le rôle de l’héritage et du revenu du travail dans les choix matrimoniaux », l’économiste Nicolas Frémeaux  montre que les héritiers tendent à se marier entre eux. Cette « homogamie d’héritage » serait également en augmentation.
Bref, à rebours de la société, l’élite ne semble toujours pas disposée à frayer avec les gueux. Si vous comptiez sur un bon mariage pour vous faire une situation, mieux vaut ne pas vous faire trop d’illusion. Vu les évolutions sociétales, vous aurez plus de chances en jouant à la loterie. 


Plus d'informations

Retrouvez cette chronique dans le magazine Imagine Demain Le Monde


vendredi 10 avril 2015

Le blog Redistributions primé

Le blog Redistributions a remporté le prix de la presse du Conseil fédéral pour le développement durable (CFDD), catégorie Médias électroniques, pour l'article "Prosommateurs de tous les pays, unissez-vous!"
"Le jury a apprécié l’approche critique et la qualité journalistique de la candidature", selon le communiqué (ici).

jeudi 19 mars 2015

Transparence fiscale: la Commission a-t-elle frappé à côté du clou ?

par Elodie LAMER

Le 14 novembre 2014, le commissaire européen à la Fiscalité, Pierre Moscovici, se présente devant le Parlement européen suite au scandale Luxleaks, qui a mis en lumière comment des multinationales ont tiré profit des tax rulings pour réduire leurs taxes à des taux proches de zéro. La Commission annonce alors son intention de présenter un échange automatique d’informations sur ces rulings. « Je souhaite aussi examiner de quelle manière la transparence sur les tax rulings peut aussi passer par des obligations mises à la charge des entreprises bénéficiaires », dit alors Pierre Moscovici devant les députés européens.
Le paquet transparence fiscale que la Commission européenne a présenté mercredi prévoit la transparence entre administrations fiscales sur les rulings transfrontaliers dès 2016, et se contente d’annoncer une étude d’impact sur la divulgation publique d’informations fiscales par les multinationales. Le commissaire Pierre Moscovici n’y peut pas grand-chose, cette question est hors de son giron. Elle sera davantage une affaire pour ses collègues Jonathan Hill et Vera Jourova. Certains disent ce premier plutôt réticent, mais à la Commission, on indique que les deux commissaires sont d’accord sur le principe, la question étant de savoir comment s’y prendre. Le Président de la Commission, Jean-Claude Juncker, t dit lui-même au collège mercredi qu’il fallait aller plus loin sur la transparence, a expliqué Pierre Moscovici en conférence de presse. Ce dernier estime que transparence des entreprises doit compléter l’échange automatique entre administrations fiscales et non s’y substituer.
Le secteur associatif ne semble pas de cette opinion et n’a pas fait attendre ses critiques. « En n’incluant pas le reporting pays par pays dans sa proposition sur la transparence, la Commission trompe les citoyens », a estimé sans détour Oxfam. « Partager les rulings fiscaux entre les autorités fiscales des Etats membres n’est pas suffisant », explique aussi ActionAid. ONE et Transparency International se sont jointes à l’appel pour un reporting public pays par pays, reconnaissant tout de même le premier pas que constitue l’initiative de la Commission.
Les réactions des grands groupes du Parlement (conservateurs, socialistes et libéraux) laissent penser qu’ils en attendent également davantage, notamment de la part des entreprises. Les conservateurs, par la voix du Français Alain Lamassoure qui préside la commission spéciale TAXE au Parlement instaurée suite à Luxleaks, dit que « la transparence entre les États membres est une première étape. La suivante doit être la transparence maximale possible entre les acteurs économiques eux-mêmes et les consommateurs ». Pour les socialistes, l’Italien Gianni Pittella engage son groupe à soutenir le reporting pays par pays. Le libéral allemand Michael Theurer, qui corédigera un rapport pour cette commission spéciale, a salué le paquet de la Commission mais attend également davantage.
Les Verts ne sont vraiment pas impressionnés. « Il s'agit de la plus petite étape qu'il était possible de franchir vers plus de justice fiscale au sein de l'UE », a critiqué la Française Eva Joly, députée européenne des Verts.
Forts des exigences de transparence qu’ils ont réussi à imposer aux institutions à travers la directive CRDIV, les Verts ont voulu prendre la Commission de vitesse et ont déposé des amendements pour appliquer ces règles aux multinationales dans la directive droit des actionnaires, actuellement sur la table. Sauf que la Commission ne semble pas vouloir inscrire ces exigences dans une directive à la hâte, sur un Ipad, lors d’un trilogue, à 3h du matin, comme ce fut le cas pour CRDIV. Si proposition elle présente, celle-ci devra être bien calibrée. C’est que, comme le note un diplomate, d’une part, cette approche rentre en conflit avec celle de l’OCDE, qui se dirige vers un ‘reporting pays par pays’ aux administrations fiscales. D’autre part, certaines questions de confidentialité et du droit des affaires se posent. Enfin, il y a une certaine réticence à effrayer davantage les entreprises à un moment où l’Europe est déjà désespérément à la recherche d’investissements. Le patronat français, le MEDEF, tente par ailleurs de tuer dans l’œuf l’initiative des Verts. Dans un courrier envoyé le 9 mars aux députés, le MEDEF estime qu’aucune initiative européenne dans ce domaine ne devrait être envisagée « avant la mise en oeuvre par les gouvernements des recommandations de l'OCDE », sinon, il y aurait un risque que soient adoptées des exigences qui n'y sont pas conformes, «ce qui porterait atteinte à la compétitivité et à l'attractivité des entreprises européennes». L’Afep, qui représente les grands groupes français, ne dit pas autre chose. Dans un article du quotidien français les Echos, paru le 17 mars, elle dit que « la transparence absolue, c’est l’échec de la régulation ».

Pas la fin de l’histoire

Mais cette proposition n’est pas la fin de l’histoire, a promis Pierre Moscovici, qui veut revenir sur la question de la transparence dans ce qu’il appelle le paquet d’été. De plus, la Commission croit fermement au caractère dissuasif de sa proposition. Comme les rulings se font sur demande des entreprises, celles-ci risquent désormais d’y réfléchir à deux fois avant d’en faire la requête. La définition de rulings retenue par la Commission ne laisse en outre pas d’échappatoire, estime Pierre Moscovici. Certains Etats considèrent qu’ils n’accordent pas de tax rulings, mais ont des dispositions similaires que la Commission a tenu à englober via une définition large. Du côté des petites délégations, on aurait tout de même préféré que tous les rulings soient concernés, pas uniquement ceux ayant un impact transfrontalier. Par définition, les petits Etats ont des économies plus ouvertes et craignent un avantage compétitif pour les grands États membres si les rulings 'domestiques' ne sont pas échangés.
La Commission voit d’autres avantages dans sa proposition : puisque les Etats devront échanger ces informations également avec elle, elle pourra regarder à souhait l’image globale des tax rulings, afin d’en identifier les éventuelles failles et proposer des conditions de conception commune pour ces rulings. Cet appel lui avait été lancé en novembre dernier par l’Italie, la France et l’Allemagne, dans une lettre conjointe à Pierre Moscovici. La Commission a déjà prévenu les Etats qu’il faudrait probablement y venir à un moment.
Reste également la question des pays tiers. Que faire si les multinationales décident tout bonnement de plier bagage pour des pays où elles pourront agir impunément ? Pierre Moscovici veut une Europe qui reste attractive, mais considère que cela ne se défend ni sur le plan éthique ni économique de le faire aux prix d’une concurrence fiscale déloyale, au détriment des contribuables. La Commission note par ailleurs que dans le passé, les Etats lui ont donné mandat pour élargir aux pays tiers des dispositions de directives européennes (c’est le cas de la fiscalité de l’épargne). Il n’est pas à exclure que les Etats lui demanderont de faire de même avec l’échange automatique sur les rulings.
Bref, la Commission est cernée de toute part pour le reporting pays par pays. Les ONG le lui réclament, de même que les députés européens et ceux-ci comptent maintenir la pression politique au maximum via la commission spéciale qu’ils ont mis en place. Il ne faut également pas oublier que la Commission européenne a à sa tête l’ancien Premier ministre Luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, qui a été contrait de contre-attaquer rapidement après ce scandale qui l’a éclaboussé, quatre jours à peine après son entrée en fonction.
En distribuant les portefeuilles des commissaires, en septembre dernier, Jean-Claude Juncker a décidé de mettre les pays en délicatesse avec certaines politiques face à leurs responsabilités (un ancien ministre français des Finances aux affaires économiques, un ancien lobbyiste de la City aux services financiers, …). En tant qu’ex-Premier ministre défenseur d’un système visant à attirer les multinationales à coup de cadeaux fiscaux et désormais à la tête d’une Commission supposée rectifier le tir, Jean-Claude Juncker va pouvoir tester, dans une certaine mesure, son propre remède. C’est un levier qu’il ne faut pas sous-estimer.