mardi 25 septembre 2012

La crise existentielle de l'Union européenne, une occasion de la changer en profondeur

Un peu à l'image de la Belgique qui l'héberge, l'Union européenne est prise fréquemment d'angoisses existentielles. De crises en nouveaux traités, elle n'a cessé de se réformer depuis le lancement de la Communauté économique européenne à Rome en 1957. Et, exactement comme en Belgique, ces crises ont tendances à devenir plus fréquente.
Après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, en 2010, les dirigeants européens clamaient bien haut que le temps de l'introspection institutionnelle était révolu. Après une décennie de palabres sur un projet constitutionnel, il était temps de se consacrer au contenu des politiques, aux préoccupations des gens, des vrais.
Mais cette bonne résolution n'a pas résisté à la crise de la dette, qui amène l'Europe à réfléchir, une nouvelle fois, à ses structures, en particulier dans la zone euro. Le vice de construction est connu depuis longtemps: l'Union économique et monétaire est boîteuse. Seule sa jambe monétaire est solide, avec une banque centrale forte; la jambe économique est faible, avec des gouvernements qui agissent en ordre dispersé.
Sur cette jambe de bois, les responsables européens ont apposé plusieurs plâtres, ces dernières années, avec notamment l'adoption d'un traité de discipline budgétaire et d'un traité établissant un Mécanisme européen de stabilité. Mais il est désormais évident que ces solutions ne seront que provisoires. Car non seulement elles sont insuffisantes, mais elles accentuent le grave déficit démocratique européen.
Une réforme plus profonde n'est désormais plus un tabou, et l'on perçoit ces frémissements annonciateurs d'un prochain bouillonnement institutionnel. Voyez comme José Manuel Barroso, le président de la Commission, appelle à une "fédération d'Etats nations" (dans son "discours sur l'Etat de l'Union, ici). Inimaginable il y a quelques années, même si 'expression reste délibérément plus ambigüe que celle d'Etats-Unis d'Europe chère aux fédéralistes.
Et puisque le débat est ouvert, après cinq années de crise financière sans précédent, il semble maintenant que toutes les questions peuvent être mises sur la table. Il n'y a plus de politiquement correct.
Les grands choix qui s'offriront aux Européens cet automne ont été résumés par le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy,  dans un un document intitulé "Achever l'union économique et monétaire" (ici).  Il y expose quatre grands chantiers: "un cadre financier intégré", "un cadre budgétaire intégré", "un cadre de politique économique intégré" et "renforcer la légitimité démocratique" (dans cet ordre).

Problème numéro un: le déficit démocratique

Il me semble qu'il faudrait renverser cet ordre de priorité. La toute première des questions à prendre en considération est celle qui est balayée sous le tapis en Europe depuis trop longtemps: son déficit démocratique. Une phrase du discours de José Barroso mérite d'être soulignée (une fois n'est pas coutume).
"L’époque d’une construction européenne qui se faisait avec l’accord tacite des citoyens est révolue".
Le déficit démocratique de l'Union européenne n'est pas secondaire par rapport à la crise de l'euro. Au contraire, il en est un élément central. Cette crise est politique bien plus qu'elle n'est économique. La seule question à résoudre est celle du partage de la souveraineté et du nécessaire consentement des citoyens.
Partager une monnaie revenait, pour les Etats qui ont adopté l'euro, à se marier. Or, pour éviter de brusquer des électeurs manifestement pas prêts  à une telle union sacrée, on leur a fait croire qu'il serait possible de vivre en couple libre. Que chaque pays pourrait encore mener librement sa politique économique. Tout au plus a-t-on réussi à faire passer des critères de Maastricht, qui après quelques années de rigueur ont été oubliés.
On sait aujourd'hui que l'union monétaire, comme le mariage, requiert de la constance. Et avant d'être constant, il faut être consentant, ce que les peuples d'Europe n'ont jamais vraiment été. On leur a fait une Union européenne dans le dos. Et quand ils rechignaient, comme après les référendums irlandais, français et néerlandais, on les a pressés instamment d'y réfléchir à deux fois.
 La tendance s'est accentuée ces dernières années, au cours desquelles l'Union a fait passer, via des règlementations incompréhensibles pour le commun des citoyens, un renforcement considérable de son contrôle sur les politiques nationales. L'ancien président de la Commission Jacques Delors ne dit pas autre chose quand il évoque, dans cet entretien récent, "une complexité qui nous éloigne des citoyens et qui handicape le système".
"Entre le semestre européen, le « Six-Pack », puis le « Two-Pack », puis le pacte budgétaire, et enfin le pacte dit de croissance, je me demande qui comprend, voire maîtrise, le système ? Qui peut dire à quel partage ou à quel transfert de souveraineté conduiront les nouveaux dispositifs de contrôle ?"
Ce déficit démocratique est devenu carrément intolérable depuis qu'une troïka internationale impose aux gouvernements des pays sous perfusions de véritables diktats, dans l'opacité et sans pratiquement aucun contrôle démocratique - si ce n'est le consentement résignée gouvernements exsangues.
Il est temps de demander vraiment aux électeurs ce qu'ils pensent de l'Europe. Les pays qui le veulent participeraient à une Europe noyau. Les autres resteraient membres du grand marché.
Il est temps, aussi, d'arrêter de voir le Parlement européen comme un gros machin complexe peuplé de ringards inutiles et surpayés. Les élections de 2014 devraient permettre une vraie campagne sur l'Europe. A plus long terme, le Parlement devrait évoluer pour devenir une sorte de Congrès à l'Américaine, véritable lieu de contre-pouvoir.

Une Europe noyau

Depuis longtemps, l'Europe est déchirée entre son approfondissement et son élargissement. Mais il est devenu clair qu'à 27 membres, bientôt 28, elle ne permet pas de prendre des décisions efficaces, en particulier pour la zone euro. Voyez ce qu'en dit le Premier ministre belge, Elio Di Rupo, dans son discours prononcé vendredi dernier à l'ULB:
"Je voudrais juste vous dire ma conviction : actuellement parler d’une Europe politique à 27, c’est une illusion. Illusion qui engendre des attentes fortes, qui crée surtout de grandes déceptions et nourrit un terrible sentiment anti-européen. Le projet d’une Europe politique doit d’abord être porté par les 17 pays de la zone euro".
Il ajoute
"Un exemple. Lors du dernier sommet, durant des heures et des heures, il fut impossible de prendre à 27 les décisions qui étaient pourtant indispensables pour l’Espagne, l’Italie et l’Irlande. Ce n’est que lorsque nous nous sommes réunis à 17, sans la Grande Bretagne et 9 autres pays qui ont gardé leur monnaie nationale que nous avons réussi à prendre des décisions courageuses. Ensuite, nous les avons fait avaliser par les 27".
La crise est avant tout celle de la zone euro. C'est au sein de la zone euro qu'elle devra être résolue.
Ce qui est fondamental selon moi, c'est qu'elle offre une occasion unique de faire évoluer l'Europe dans une direction plus solidaire et moins concurrentielle. Une occasion que beaucoup attendent depuis longtemps.
Un noyau plus intégré ne devra pas nécessairement - ou pas exclusivement - être basé sur le modèle compétitif allemand. Si la volonté politique existe, il  pourrait y être aussi question d'harmonisation des politiques sociales et fiscales. Aujourd'hui décidées à l'unanimité au sein des 27, ces politiques sont condamnées à la paralysie. Salaire minimum européen, temps de travail, impôts des sociétés harmonisé... tous ces blocages pourraient être surmontés.
D'autres tabous sont en train de tomber. L'idée d'un budget central est désormais évoquée, parallèlement à l'émission d'une dette commune et à des nouvelles ressources propres, par exemple sous la forme d'une taxe sur les transactions financières. Même le Wall Street Journal évoque, sans crier à l'hérésie, la possibilité d'une allocation de chômage européenne (ici). On croit rêver...
Dans d'autres enceintes, comme au sein du groupe de 11 ministres des Affaires étrangères (voir le rapport du "groupe Westerwelle"), d'autres propositions ambitieuses sont émises, jusqu'à la création d'une armée européenne...
La participation à ce noyau requerra aussi des efforts: les pays devront vraiment mener une politique économique commune - et plus seulement faire semblant. Avec des questions difficiles, comme par exemple celle de l'indexation automatique des salaires en Belgique.

Divorce à l'anglaise ?

Autour de ce noyau graviteraient les pays qui ont pas choisi de ne pas y participer. Ils pourraient conserver une partie de l'acquis communautaire, en particulier le marché unique. Ce sera le cas de certains pays d'Europe centrale, comme la République tchèque, où la population voit Bruxelles comme un nouveau Moscou. Ce sera, surtout, le cas du Royaume-Uni, qui se détache de plus en plus du continent. Si l'intégration européenne est un mariage, il faut aussi être prêt à envisager le divorce - même si beaucoup d'arguments plaident en faveur d'une implication britannique en Europe, comme l'a souligné avec brio cette semaine le chef de la diplomatie polonaise Radek Sikorski dans un discours à Oxford (ici).
L'Europe devra veiller à ses intérêts en cas de divorce britannique, notamment en faisant payer à Londres chèrement son ticket d'entrée pour le marché unique. Radek Sikorski ne dit pas autre chose:
"Many European states would hold a grudge against a country which, in their view, had selfishly left the EU. While you are an important market for the rest of the EU, accounting for about 11% of the rest of the EU’s trade, your trade with the EU is 50% of your total trade. No prizes for guessing who would have the upper hand in such a negotiation. Any free trade agreement would have a price. In exchange for the privilege of access to the Single Market, Norway and Switzerland make major contributions to the EU’s cohesion funds. They also have to adopt EU standards – without having any say in how they are written. At the moment, Norway’s net contribution to the EU budget is actually higher, per capita, than Britain’s".

Il faudra enfin limiter certains mouvements de capitaux pour éviter que la City de Londres aspire l'épargne des Européens vers des produits financiers non-régulés ou devienne un nouveau hub d'évasion fiscale.

Nombreux obstacles

Il ne faut pas s'y tromper. La réforme dont je viens d'esquisser les contours sera très difficile à mettre en oeuvre. Au sein de la zone euro, plusieurs pays, comme l'Irlande ou la Slovaquie, refuseront toute forme d'harmonisation fiscale. D'autres, comme la France, refuseront les transferts de souveraineté. A l'extérieur de la zone euro, la Grande-Bretagne et d'autres rechigneront à voir se développer une zone plus intégrée où ils n'auront plus leur mot à dire.
Pour ces raisons, il est très probable qu'une réforme vraiment démocratique soit impossible, un peu comme au Conseil de sécurité de l'ONU, bloqué depuis longtemps dans un modèle dépassé. C'est pourtant le défi de la construction européenne aujourd'hui: s'adapter ou devenir obsolète.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire