jeudi 29 novembre 2012

Documentaire: comment l'Irlande a développé son centre financier offshore

The Live Register est une série de documentaires irlandais réalisés avec peu de moyens mais beaucoup d'intelligence, à voir cet épisode consacré à l'IFSC, la "ville dans la ville" que le gouvernement a créée à Dublin dans les années 1980, avec l'espoir d'en faire un mini Wall Street. 
L'IFSC est  est aujourd'hui l'un des maillons permettant aux hedge funds et multinationales d'éviter l'impôt.
 

jeudi 22 novembre 2012

A propos des sandwiches du Parlement européen et d'autres choses pas si futiles

L'Union européenne est-elle un grand projet de paix et de prospérité, ou plutôt une vaste bureaucratie inutile et dépensière – quand elle ne serait pas nuisible ? Le débat sur son budget pluri-annuel, qui s'est tenu mercredi au Parlement européen à Strasbourg, n'a pu que rendre perplexe le spectateur non averti.
A ma gauche, le président de la Commission, José Barroso. A ma droite, Martin Callanan, leader de la bruyante minorité eurosceptique britannique. Les deux hommes et une cohorte d'affidés se sont livrés à une répétition générale du conclave budgétaire qui s'ouvre aujourd'hui à Bruxelles.
Avec une passion confinant parfois au pathos, Barroso a défendu toutes les lignes de son budget: financements pour les étudiants, les chercheurs, les PME, les régions en difficulté, les agriculteurs (voir ici).
On verse presque une larme quand il affirme que “quelques millièmes de pourcents en moins pour le fonds européen de développement et l’aide humanitaire c’est tout simplement, pour les plus vulnérables de ce monde, une question de vie ou de mort”.
Plus volontiers cynique et terre à terre, Martin Callanan a énuméré les “gaspillages”: les pensions "impayables" des fonctionnaires, le nouvel immeuble de la BCE, le déménagement mensuel à Strasbourg et les nombreuses agences.
Difficile de se faire une opinion, à écouter des plaidoyers antagonistes mais tous deux sensés. Pour moi qui observe de près les institutions européennes depuis 10 ans, et bien qu'européiste convaincu, il serait malvenu de balayer d'un revers de la main les arguments des sceptiques, comme la majorité europhile est trop encline à le faire. Hors de l'hémicycle, d'ailleurs, nombreux (voire majoritaires) sont ceux qui voient dans la dépense européenne un gaspillage, mâtiné de privilèges. Difficile de leir donner complètement tort.
La Commission répète que les dépenses administratives ne représentent que 6% du budget européen – 94% retournent donc dans les Etats membres où ils sont affectés à des projets aussi utiles que la construction d'autoroutes, la culture de céréales ou le développement de pôles de recherche.
Mais 6%, ce n'est pas rien: cela représente pas loin de 10 milliards d'euros. Evitons le poujadisme: pour attirer des fonctionnaires capables d'élaborer des législations complexes sur des sujets d'importance capitale et de faire la synthèse des lois de 27 pays, la Commission doit pouvoir offrir une rémunération attractive à ses collaborateurs – tous les Etats connaissent ce problème (voir le débat en Belgique sur la réforme Copernic de la fonction publique).
Mais une série d'avantages alimentent la rancoeur, plus particulièrement en période d'austérité, comme ces primes à l'expatriation, même pour les fonctionnaires résidant en Belgique depuis des décennies, ou l'accès privilégié aux crèches et aux écoles - qui s'ajoutent à des salaires très confortables indexés annuellement.
(Notons au passage que l'exonération d'impôt sur le revenu n'est pas un véritable privilège contrairement à ce qui est souvent affirmé: si les fonctionnaires s'acquittaient de l'IPP belge, cela reviendrait pour les 26 autres Etats membres à verser cet argent directement dans les caisses de la Belgique, en plus de l'avantage que celle-ci tire de la présence des institutions sur son sol. Par ailleurs, les fonctionnaires européens paient les impôts locaux.)
Plus encore que le salaire confortable, c'est un certain nombre de coutumes européennes curieuses qui dérangent. La plus spectaculaire est sans doute la transhumance mensuelle entre Bruxelles et Strasbourg. Coût: la bagatelle de 200 millions d'euros, l'équivalent du budget de l'aide aux Palestiniens. Et quand on regarde de près, on trouve de nombreux exemples d'un train de vie en décalage avec celui des autres parlements ou des entreprises privées.
Le International Herald Tribune, pourtant pas suspect d'europhobie, fait ainsi aujourd'hui sa une sur “la colère du public”, en révélant que la cave du Parlement européen renferme pas moins de 42.789 bouteilles de vin, et que la facture d'alcool annuelle totale s'élève à 43.000 euros (ici).
Cette semaine, un fonctionnaire me faisait observer que le Parlement ne connaissait pas l'inflation: en dix ans les tarifs des cafétérias n'ont jamais augmenté. Au siège bruxellois, par exemple, un sandwiche coûte à peine un euro. L'explication m'en a été donnée un peu plus tard, au hasard d'une rencontre dans un bar de Strasbourg fréquenté par le personnel du Parlement. Les instances dirigeantes refuseraient toute augmentation de prix, au point que certains articles sont vendus à perte. La facture, épongée par le budget européen, serait plutôt salée.
Ce ne sont que des broutilles, me fera-t-on observer. Et en effet, les montants en jeu sont sans doute minimes en comparaison du budget total. Mais les symboles ne sont pas sans importance. A l'heure où tous les Etats d'Europe se serrent la ceinture, il ne serait pas compréhensible que l'Union ne sacrifie pas quelques uns de ses privilèges. En particulier du point de vue de la Commission, une institution qui se veut le gage de la rigueur budgétaire et qui n'hésite pas à rappeler à l'ordre les Etats déviants.
Renoncer aux avantages permettrait aussi de combler le fossé qui se creuse entre les citoyens et une Europe incarnée selon beaucoup d'entre eux par une caste déconnectée des réalités.
En faisant cet effort à la fois symbolique et matériel, ceux qui dirigent l'Europe gagneraient en légitimité, et pourraient mieux se concentrer sur ce qu'elle est au fond, et doit rester: un grand projet de paix et de prospérité.

lundi 19 novembre 2012

Lecture recommandée: aux origines de l'Europe libérale

Bien comprendre le présent requiert parfois de se tourner vers le passé. A l'heure où les Européens prennent toute la mesure des récents transferts de souveraineté vers l'Union européenne et des bouleversement démocratiques qui en découlent (voir notamment ceci), il est utile de se rappeler que la volonté de mettre au pas les politiques nationales est présente dès l'origine de la construction européenne. C'est l'un des enseignements marquants d'un livre que je viens de terminer: “Néo-libéralisme, version française”, publié en 2007 par François Denord.
Cet historien et sociologue y décrit, nombreux documents à l'appui, la naissance du néo-libéralisme en Europe dès les années 1930, en réaction au planisme par le biais duquel la gauche entendait remédier à la crise financière. Le livre est intéressant à plus d'un titre, en particulier dans sa description des chemins sinueux qui ont permis à cette idéologie de triompher dans les années 1980, après plusieurs décennies d'une lutte politique armée intellectuellement par la société du Mont Pélerin.
J'en retiens surtout les passages consacrés au projet européen, conçu dès le départ comme un marché institutionnalisé,  un cadre garantissant la mise en oeuvre du programme néo-libéral indépendamment des aléas politiques. 
Plus personne n'ignore que l'Europe est est un projet libéral. Mais certaines intentions des pères fondateurs, explicitées dans le livre, trouvent un écho étrange aujourd'hui. Un exemple parmi d'autres, cet article de Jacques Rueff dans Le Monde en 1958 sur le "marché institutionnel". La nouveauté du traité de Rome, explique cette figure du libéralisme français, ne réside pas tant dans l'objectif qu'il poursuit - la libéralisation des échanges - que dans "les voies par lesquelles il prétend y parvenir": une construction progressive attribuant à "des institutions communautaires dotées de pouvoirs définis une fois pour toute le soin de créer le marché commun et de le défendre contre les entreprises tendant à en tourner les dispositions".
Certaines des querelles autour du traité rappellent furieusement les discussions contemporaines. François Denord explique que "certains ont perçu d'emblée" le caractère nouveau du traité, notamment un haut-fonctionnaire du service d'études économiques et financières qui "n'a eu de cesse de prévenir les autorités qu'elles se liaient les mains".
A droite, "Daniel Villey ironisait sur le soutien apporté par les socialistes à la ratification du traité. Avaient-ils seulement lu  ce monument de 248 articles qui rendait caduques leurs velléités réformatrices?"
A voir comment, aujourd'hui encore, les responsables politiques nationaux découvrent - avec une guerre de retard - à quel point la pratique de la démocratie nationale est affectée par de nouvelles règles européennes, on se dit que pas grand chose n'a changé depuis l'époque du traité de Rome...

mardi 13 novembre 2012

Lutte européenne contre la fraude fiscale: les manoeuvres dilatoires se poursuivent

Il y a quelques mois, j'ai publié un article sur les manoeuvres dilatoires de l'Autriche et du Luxembourg pour empêcher de boucher quelques trous béants dans une directive européenne visant à éviter la fraude fiscale sur l'épargne.
L'article pourrait, à la virgule près, être republié aujourd'hui. Les deux pays ont une nouvelle fois mis ce mardi leur véto à des progrès pourtant essentiels pour rendre illégaux des montages fiscaux agressifs. Dans l'ombre, la Suisse se réjouit du blocage intra-européen, qui empêche l'UE de s'attaquer à son secret bancaire.
 Les autres pays européens et la Commission en sont réduits à se lamenter. Voici ce qu'en dit le commissaire à la fiscalité, Algirdas Semeta:

On three separate occasions this year, EU leaders have called for "rapid" progress on this file, recognising its significance in the fight against tax fraud and evasion. I fail to understand the arguments which are being used to oppose progress.
Ce blocage illustre la lenteur infinie de l'"Europe fiscale", mais aussi la schizophrénie des gouvernements. Car pendant que les chefs d'Etat et de gouvernements appellent à des progrès rapides sur ce dossier, leurs ministres des finances s'évertuent à le bloquer indéfiniment.

vendredi 9 novembre 2012

Vers des intérêts notionnels à la sauce européenne ?

Les intérêts notionnels sont-ils appelés à s'étendre en Europe ? Vu de Belgique, où ce dispositif fiscal est la cible de critiques de plus en plus nombreuses, la perspective a de quoi étonner. Et pourtant, l'idée fait son chemin dans les milieux financiers et auprès de certains gouvernements.
Pour rappel, le régime des intérêts notionnels, également appelé déduction pour capital à risque, a été vendu comme une innovation financière majeure au moment de son introduction, sous l'égide de l'ancien ministre des Finances Didier Reynders en 2005 Il avait deux objectifs, l'un très louable, l'autre beaucoup moins reluisant.
Côté clair, il s'agissait de mettre fin à une discrimination entre les deux principaux modes de financement des entreprises, la dette et le capital à risque. Pourquoi en effet permettre de déduire fiscalement les intérêts sur la dette, et pas la rémunération des actionnaires ? Cela revient à encourager sans raison valable un mode de financement (la dette, dont on prend aujourd'hui la mesure du risque) sur un autre.
Côté obscur, cependant, les intérêts notionnels ont surtout été inventés pour remplacer le régime des centres de coordination. Un régime grâce auquel la Belgique s'évertuait, depuis le début des années 1980, à subtiliser l'impôt des sociétés des pays voisins, mais condamné par l'Union européenne (ici).
Les intérêts notionnels ont connu un succès fulgurant. Après une tournée de promotion de Didier Reynders et du Premier ministre Guy Verhofstadt aux Etats-Unis et en Asie, de nombreuses entreprises étrangères, mais aussi belges ont profité du mécanisme pour réduire spectaculairement leur facture fiscale, souvent en transférant d'importants montants dans des centres financiers belges (Un exemple parmi de nombreux autres, celui de Veolia). Au point que le coût fiscal a explosé: la déduction, qui devait coûter à l'Etat quelques centaines de millions d'euros, revient en fait à plusieurs milliards (voir cette estimation pour 2012).
Combattue à gauche depuis ses débuts, notamment par l'activiste du PTB Marco Van Hees (dont le livre sur le sujet fait référence - en PDF ici), la mesure compte désormais tellement d'opposants qu'on voit mal comment elle pourrait survivre sous sa forme actuelle. Même Bruno Colmant, l'un de ses inventeurs, a appelé à revoir le mécanisme (ici et ici), tandis que les petites entreprises dénoncent un cadeau fiscal aux grosses sociétés (ici).
Mais hors de la Belgique, au contraire, l'idée d'un traitement fiscal favorable des fonds propres gagne du terrain. L'Italie de Mario Monti vient de mettre en place sa propre version des intérêts notionnels (ici), en permettant de déduire un pourcentage de l'accroissement des fonds propres (soit une formule plus limitée qu'en Belgique où il est possible de déduire un pourcentage des fonds propres dans leur entièreté).
En France, l'influent cabinet d'avocats Taj (Deloitte) plaide pour son introduction, avec une argumentation qui a de quoi surprendre les opposants de gauche de la mesure. Puisqu'aujourd'hui de nombreux groupes s'endettent artificiellement pour déduire les intérêts, il serait opportun de permettre de déduire aussi les fonds propres, avance le spécialiste Eric Robert dans cette tribune. Le modèle belge n'est toutefois pas à répliquer, selon lui:
"Il faut regretter l’arrière-pensée du législateur Belge, moins préoccupé par l’exigence de neutralité fiscale que par la nécessité de remplacer un cadeau par un autre : la déduction d’intérêts fictifs à raison de la rémunération des capitaux propres vient remplacer, dans l’esprit du législateur, le défunt régime des centres de coordination après sa condamnation par l’Union Européenne. Autrement dit, c’est bien la concurrence fiscale, et non l’objectif de neutralité, qui est à l’origine de cette mesure".
La Commission européenne s'intéresse elle aussi à la déduction pour capital à risque, comme en témoigne cette étude sur le "debt-equity bias" (la distorsion entre la dette et le capital à risque) publiée récemment. Les auteurs appellent à réformer le système fiscal européen pour cesser de favoriser l'endettement par rapport aux fonds propres. Cette distorsion très ancrée partout sur le continent a des conséquences négatives "relativement larges", estiment-ils, en pointant notamment l'endettement artificiel des sociétés pour réduire l'impôt.
A lire ces contributions de haut niveau, il semble que les intérêts notionnels ne soient pas prêts de s'éteindre. S'ils sont condamnés sous leur forme actuelle, ils pourraient bien renaître dans des versions plus limitées, éventuellement à l'échelle européenne, même si la Commission reste pour l'heure très prudente sur le sujet.