vendredi 21 novembre 2014

Prosommateurs de tous les pays, unissez-vous !

Il ne se passe plus une semaine sans que les médias n’ouvrent leurs pages à l’économie collaborative, incarnée par AirBnb, Uber, BlaBlaCar ou KissKissBankBank. C'est que le partage sur internet n’a plus rien d’une affaire de geeks ou de couchsurfers fauchés. Ces nouveaux outils changent nos manières de voyager, de nous déplacer, de financer nos projets. AirBnb s’enorgueillit de mettre à disposition 800.000 logements à travers le monde, et compte plus de vingt millions d’usagers. Uber est devenu une alternative au taxi dans 200 villes du monde. BlaBlaCar, une société française pionnière du covoiturage, a passé en septembre le cap de dix millions de membres. Elle transporte aujourd’hui plus de passagers qu’Eurostar!
Forbes estimait, début 2013, que les acteurs de l’économie collaborative empocheraient sur l’année 3,5 milliards de dollars, en hausse de 25%. "A ce rythme", écrivait le magazine spécialisé dans la mesure de la richesse, "le partage en peer-to-peer cesse d’être un simple revenu complémentaire (...) pour devenir une vraie force économique disruptive" (ici).
A écouter ses promoteurs, cette nouvelle économie promet des lendemains qui chantent, faits de partage, d’innovation sociale et de désintermédiation. Elle permettrait de relier davantage les être humains, tout en polluant et en payant moins. "Ses stars se qualifient de gourous, d’inspirationnal thinker, de thought leader et, bien entendu, sont souvent à la tête d’au moins une start-up à succès", ironise le journaliste Jean-Laurent Cassely dans un article récent de Slate. Le célèbre prospectiviste américain Jeremy Rifkin, semble avoir pris la tête des enthousiastes. Dans son dernier essai, baptisé La nouvelle société du coût marginal zéro, il prophétise une révolution collaborative qui abolira le capitalisme, rien de moins. Celui-ci tourne grâce à des investissements massifs qui sont ensuite rémunérés avec les gains procurés par les économies d'échelle, souligne Rifkin. En permettant à chacun de devenir producteur pour un investissement proche de zéro, les nouveaux outils collaboratifs changent complètement la donne: chacun peut désormais devenir un prosommateur - contraction de producteur et consommateur. A terme, les individus reprendront donc le pouvoir sur les grandes entreprises. Car les plateformes de partage ne bouleverseront pas que l’hébergement touristique ou les transports en voiture. Le crowdfunding, en pleine croissance lui aussi, permet déjà de contourner les acteurs bancaires traditionnels. Et dans un avenir pas trop éloigné, l’énergie sera vendue de gré à gré entre producteurs individuels grâce aux réseaux intelligents, tandis que les Fab Labs et  imprimantes 3D rapatrieront la production de l’usine au domicile.
Tout cela fleure bon l’utopie. Mais après tout, pourquoi pas ? En ces temps maussades de crise économique et de perte de repères collectif, la perspective de liens directs tissés entre les individus a de quoi séduire.

La fin du capitalisme, vraiment ?

A bien y regarder, l’économie du partage est pourtant bien éloignée du JPEG d’Epinal qu’on serait enclin à partager d’un clic paresseux. Si elle révolutionne nos modes de consommation, elle ne s’accompagne pas nécessairement d’un partage des outils. Au contraire, elle voit émerger de nouvelles multinationales qui n’ont rien de coopératives. En juillet, BlaBlaCar a ainsi levé 100 millions de dollars auprès de fonds d’investissement. L’ex Covoiturage.fr affiche désormais son ambition de "developper le covoiturage urbain à l’échelle mondiale". Au passage, il a truffé son site de tarifs cachés, au point qu’un utilisateur dégoûté n’hésite pas à affirmer que le covoiturage a été "tué par la finance et l’appât du gain".
De l’autre côté de l’Atlantique, les deux géants de la share economy font aussi tourner la tête des investisseurs. En avril dernier, le fonds Texas Pacific Group a investi 450 millions de dollars dans AirBnb, désormais évaluée à plus de 10 milliards. Uber fait également partie du club prisé des valeurs à 11 chiffres, boostée par les investissements de Google et Goldman Sachs.
Nouveaux venus du capitalisme 2.0, les géants du collaboratif adoptent les méthodes de leurs aînés. A l’instar de Google, ils ont mis en place des montages qui leur permettent de réduire à peau de chagrin leur facture fiscale. La structuration internationale d’AirBnb est un modèle du genre (lire notamment ceci). Bien que basée à San Francisco, la société est légalement établie au Delaware, le paradis fiscal intra-américain. Hors-USA, tous les paiements sont acheminés vers une filiale irlandaise, très discrète sur ses bénéfices et vraisemblablement peu taxée. Même opacité du côté des trois filiales ouvertes l’an dernier à Jersey, un autre paradis fiscal notoire. Le service de presse de la firme est particulièrement laconique: "AirBnb paie ses impôts dans tous les pays où elle est établie". Le problème, c’est qu’elle n’est pas établie en Belgique, ni dans beaucoup de pays! Toute virtuelle, elle empoche donc ses commissions sans reverser un centime à l’Etat. Sans non plus accepter de dévoiler quoi que ce soit sur son chiffre d’affaires, ses bénéfices et les éventuels impôts qu’elle paierait ailleurs. Le partage, visiblement, ne s’applique pas aux bénéfices, ni à l’information.
Uber, quant à elle, a bien établi une filiale en Belgique, nécessaire sans doute vu les relations contractuelles plus poussées qui l’unissent à ses conducteurs. Cette petite société a enregistré de légères pertes en 2012 et 2013 et n’a donc payé aucun impôt non plus. Il s’agit clairement d’une coquille quasi-vide destinée à gérer la promotion et les aspects administratifs. Quelle est la taille de son activité réelle de taxi, dématéralisée par la magie du web ? Difficile de le dire, car la société cultive elle aussi le secret. Impossible d’obtenir une information sur le chiffre d’affaires que brasse la centaine de chauffeurs revendiqués à Bruxelles. Les autorités de la Capitale ne disposent d’aucun chiffre.
La route qui permet à Uber de défiscaliser les revenus tirés des activités de taxis est néanmoins plus ou moins connue des experts. Elle ressemble furieusement à celle qu'utilise son actionnaire Google. L'argent payé à travers l'application, perçu au nom des chauffeur, leur est intégralement reversé. Ce sont eux, en fait, les contribuables redevables de l'impôt dans leur pays d'activité. Mais ils ristournent ensuite une commission de 20% à Uber BV, une filiale immatriculée aux Pays-Bas. En vertu de la loi néerlandaise, très favorable aux redevances (royalties), cette filiale ne paie d'impôt que sur 7% des montants perçus, ce qui correspond à un taux d'impôt réel d'environ 2%. Les montants sont ensuite remontés vers une filiale aux Bermudes, où l'impôt sur les sociétés est inexistant, avant de regagner les Etats-Unis, au Delaware, où ces redevances bénéficient d'un taux préférentiel. 

Prolétaires 2.0

Mais plus que son opacité fiscale, c’est la concurrence déloyale de la société de taxi qui est régulièrement dénoncée. Depuis des mois, partout en Europe, les taxis officiels protestent contre ces nouveaux concurrents qui offrent des tarifs ultra-bas en omettant bien souvent de payer impôts, cotisations sociales, assurances et licence d’agrément. A Londres, en juin dernier, des milliers de black cabs ont convergé vers Trafalgar Square dans un concert de klaxons, mais Uber n’en a cure. Comme les coup d’éclat du patron de Ryanair, chaque épisode médiatique offre de la publicité gratuite à son modèle low cost et nourrit sa croissance. La firme a bénéficié en outre du soutien très vocal de l'ancienne commissaire européenne aux télécoms, Neelie Kroes. Face aux critiques, la libérale néerlandaise a multiplié les prises de position pour défendre une entreprise en laquelle elle ne voit que dynamisme et innovation. "La plupart des industries n’ont pas la chance de faire partie de cartels légalisés, comme les taxis. Elles doivent embrasser le changement ou décliner (pensez à la décennie perdue de l’industrie musicale avec l’arrivée du téléchargement)", a-t-elle argumenté dans une tribune récente. Neelie Kroes ne laisse donc subsister aucun doute sur sa vision du rôle des nouvelles plateforme: il s’agit de déréguler les professions réglementées. Et celles-ci n’auront pas le choix, car "ces apps ne vont pas disparaître", prédit la commissaire.
Cette évolution apparemment inéluctable pose une question, qui est au coeur des débats sur l’économie collaborative: "Nous dirigeons-nous vers un monde du self emploi ?" La Fondation française Fing  évoque un nouveau modèle de travailleurs émergeant depuis quelques années, les "slashers", du nom de la barre oblique (slash) séparant leur multiples activités: un gagne-pain / une passion et/ou une activité dans l’économie collaborative. Ce panachage des revenus n’aurait rien d’anecdotique: les mini-jobs et des auto-entreprises, déjà très développés aux Etats-Unis, se multiplient aussi en Europe.
Côté syndical, on refuse de cautionner une précarisation au nom des nouvelles technologies. "Ce n’est pas l’innovation qui est en jeu, contrairement à ce que prétend Neelie Kroes. Nous sommes pour l’innovation, mais avec certaines règles", affirme Frank Moreels (FGTB-UBT). Il appelle le secteur des taxis à investir pour développer ses propres outils pour smartphones.
Les pouvoirs publics bruxellois sont eux aussi déterminés à ne pas accepter un fait accompli. Le nouveau ministre des transports, Pascal Smet, a relancé les contrôles et plusieurs véhicules ont été saisis. "Il est clair qu’Uber est illégal à Bruxelles pour l’instant", dit-il.
Mais la révolte pourrait bien venir des travailleurs du collaboratifs eux-mêmes. A San Francisco, berceau de la société Uber, une trentaine chauffeurs ont spontanément débrayé le travail au printemps dernier - avec des revendications toutes traditionnelles en matière d’emploi et de salaire. "Ils gèrent un ‘sweatshop’ (usine aux conditions de travail misérables, ndlr) avec une appli. Ils n’ont même pas les c… de descendre pour nous rencontrer", a dénoncé au chauffeur à des journalistes au pied du siège de la firme.
Aucune manifestation du genre n’a encore été observée en Europe. Pour Frank Moreels, ce n’est qu’une question de temps. "Après un temps, les chauffeurs vont se rendre compte que ce n’est pas le rêve qu’ils avaient", dit-il. Plutôt qu’avec des lendemains qui chantent, l’économie du partage pourrait se réveiller avec la gueule de bois.

mercredi 19 novembre 2014

Bettel, les Luxembourgeois, les crapules et les voyous

"L'ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu'on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. C'est inacceptable". Deux semaines après les LuxLeaks, le Premier ministre du Grand-Duché se pose en défenseur de l'honneur offensé de ses compatriotes. Rhétorique classique pour un dirigeant de paradis fiscal - ou assimilé. Xavier Bettel flatte le sens national des Luxembourgeois, et donne à penser qu'ils se dressent comme un seul homme contre les agressions étrangères.
Cette prétendue unanimité ne devrait tromper personne. Un micro-trottoir réalisé par la RTBF dans les rues de Luxembourg au lendemain du scandale laissait entrevoir que le ras-le-bol face aux pratiques d'optimisation fiscale agressive y était aussi vif qu'ailleurs. Et pourquoi ne le serait-il pas ? Les Luxembourgeois profitent-ils vraiment de leur place financière et des rulings pour multinationales ? Quand bien même ce serait le cas, approuvent-ils la stratégie fiscale agressive suivie par tous leurs gouvernements depuis des décennies ? Ces questions méritent d'être posées. Elles appellent des réponses nuancées.
Indubitablement, les Luxembourgeois profitent de leur situation. Selon Deloitte, la place financière contribue pour un tiers des recettes fiscales du pays. Ces rentrées permettent sans doute d'alléger un peu la fiscalité sur les personnes*. La place financière représente aussi 17% de l'emploi. Mais est-ce tant profitable que cela pour les locaux ? On peut en douter. En notant d'abord que plus de trois quarts de ces 65.000 emplois sont exercés par des étrangers. En observant aussi la volonté du gouvernement Bettel d'"attirer au Luxembourg de nouveaux contribuables" (des étrangers, donc, qui paieront moins d'impôts chez eux), tout en relevant la TVA (payée surtout par les Luxembourgeois). C'est le principe d'un paradis fiscal: offrir des avantages aux étrangers, tandis que la population locale n'en profite qu'à la marge. Certains parlent même d'une "malédiction de la finance" ("finance curse"), comparable à la maladie hollandaise frappant les pays pétroliers: une source de richesse dominante entraîne une capture du processus politique par des intérêts privés et empêche le pays de diversifier son économie...
Quel que soit le gain réel tiré par la population luxembourgeoise, approuve-t-elle les politiques fiscales qui sont menées ? Le pays est régi par des institutions démocratiques, donc on serait enclin à le penser. Mais la chose est plus nuancée. Il existe au Luxembourg une sorte de consensus national tacite sur la stratégie fiscale, que peu osent remettre en question.
S'il semble naturel que la droite libérale, dont est issu le Premier ministre Xavier Bettel, soit acquise aux arguments de la place financière, on peut se poser des questions sur les autres partis. Malgré certains accents sociaux, la démocratie-chrétienne, incarnée par l'ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker, fut le fer de lance de la transformation de ce petit pays industriel en centre financier international lors du dernier demi-siècle. Quant à la famille socialiste, souvent au gouvernement, elle a toujours préféré fermer les yeux, détournant le regard vers d'autres domaines plus proches de ses électeurs**. Seuls les Verts (désormais au gouvernement) et le parti de gauche radicale Déi Lénk osent un tant soit peu élever la voix. Mais leurs poids électoral est trop faible pour briser le plafond de verre.
A leur invitation, je participerai la semaine prochaine à une conférence sur les Luxembourg Leaks et le ruling. Etant moi-même citoyen d'un pays qui pratique savamment le dumping fiscal -et dont le nouveau ministre des Finances veut transformer la capitale en centre financier-, je m'abstiendrai de donner de leçons. Les crapules et les voyous, ce ne sont pas les Luxembourgeois, les Belges, les Irlandais, ni les citoyens d'autres paradis fiscaux. Ceux qu'il faut critiquer sont ceux qui conçoivent les règles, en profitent ou ferment les yeux.
Les électeurs de nos pays doivent comprendre les enjeux de concurrence fiscale pour exiger des changements à leurs propres gouvernements, en préalable à une harmonisation européenne. Ce n'est qu'à ce prix qu'un système, dont tout le monde s'accorde à dire qu'il est injuste, pourra être réformé.







*Une rapide comparaison des fiscalités luxembourgeoise et belge montre que les recettes de l'impôt des sociétés pèsent 5,3% du PIB au Luxembourg (3e position européenne), mais seulement 3,1% en Belgique (5e). A contrario, l'impôt sur les personnes représente 8,6% du PIB au Luxembourg (10e), mais 12,7% en Belgique (4e). Voir ici et ici.
**Durant les recherches qui ont préparé la rédaction de mon livre sur le Dumping fiscal, j'ai questionné à ce sujet le socialiste Robert Goebbels, qui occupa divers postes ministériels entre 1984 et 1999. Voici ce qu'il m'en disait, il y a trois ans: "Il y a plus ou moins un consensus entre pratiquement tous les partis, à l'exception peut-être du seul communiste que nous avons encore au parlement, pour dire que la place financière est utile au pays, qu'elle permet des revenus et surtout une création d'emploi qu'on n'aurait pas sans elle".


Les sentiments sont partagés, mais par contre tout le monde se rejoint sur un point: l’ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu’on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. Cela, c’est inacceptable.
Les sentiments sont partagés, mais par contre tout le monde se rejoint sur un point: l’ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu’on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. Cela, c’est inacceptable.
Les sentiments sont partagés, mais par contre tout le monde se rejoint sur un point: l’ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu’on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. Cela, c’est inacceptable.
Les sentiments sont partagés, mais par contre tout le monde se rejoint sur un point: l’ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu’on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. Cela, c’est inacceptable.
Les sentiments sont partagés, mais par contre tout le monde se rejoint sur un point: l’ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu’on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. Cela, c’est inacceptable.
Les sentiments sont partagés, mais par contre tout le monde se rejoint sur un point: l’ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu’on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. Cela, c’est inacceptable.
Les sentiments sont partagés, mais par contre tout le monde se rejoint sur un point: l’ensemble de la population luxembourgeoise est révoltée qu’on veuille faire passer les Luxembourgeois pour des crapules et pour des voyous. Cela, c’est inacceptable.

dimanche 9 novembre 2014

Quelques réflexions sur les Luxembourg Leaks

La révélation, par un consortium de journalistes, de milliers de documents fiscaux incriminant le Luxembourg a fait l'effet d'une bombe. Mis en accusation par tous les journaux de la planète, le Grand-Duché voit réduits en cendres ses efforts pour se refaire une réputation ces dernières années.
Comme la Suisse, le Luxembourg s'était résolu à abandonner son secret bancaire (avec un révolver appelé Fatca sur la tempe, il est vrai). Bientôt, il échangera automatiquement des informations avec les pays tiers sur une large gamme de revenus financiers. Il espérait ainsi, enfin, se débarrasser de cette mauvaise réputation de paradis fiscal. Et voilà que les LuxLeaks lui pourrissent cette opération place propre!
Voilà son Premier ministre obligé de convoquer dare-dare une conférence de presse pour clamer que "les rulings sont conformes avec les lois internationales". Voici son ministre des Finances réunissant lui aussi les journalistes à Bruxelles, pour leur tenir des propos jamais entendus dans le bouche d'un financier grand-ducal. "Ce qui est légal aujourd'hui n'est peut-être plus souhaitable", a reconnu Pierre Gramegna, car "une situation où des entreprises internationales ne paient pas ou peu d'impôt est intenable, incompréhensible pour les (autres) contribuables".
Les LuxLeaks marquent donc une nouvelle étape dans la mise à mal d'un système, construit depuis quarante ans, qui a permis aux multinationales et aux familles fortunées d'éviter l'impôt. Comme les Offshore Leaks, comme les affaires Cahuzac,UBS, HSBC, ces Luxembourg Leaks attisent la colère d'une population lassée de voir se soustraire à la solidarité ceux qui devraient au contraire y participer le plus. Cette indignation est indispensable: les lecteurs de ce blog auront compris que sans elle, les réformes de justice fiscale s'enlisent dans des comités techniques, où les mauvaises habitudes reprennent vite le dessus (voir notamment ceci).

Quelques éléments de réflexion face aux arguments avancés par le Luxembourg pour sa défense:
 - "la plupart des pays européens pratiquent le ruling": c'est vrai, et il n'y a rien de mal au fond à ce que des entreprises obtiennent une clarté légale rapide sur leur situation fiscale. Le problème, c'est le caractère négocié et secret de ces décisions anticipés. J'ai consacré quelques pages de mon livre sur le dumping fiscal à cette pratique. La présidente du service belge de ruling, Véronique Tai, y confesse  l'existence d'une marge de négociation assez large entre le contribuable et l'administration sur les prix de transferts. Le Service des décisions anticipées (SDA) prend en considération des enjeux de concurrence fiscale dans ce contexte, dit-elle. Autrement dit: la crainte de voir une entreprise partir vers de meilleurs cieux fait partie de la négociation. Difficile d'imaginer que des cadeaux fiscaux ne sont pas octroyés aux entreprises.
- "Tout est légal". C'est forcément vrai au final puisqu'une administration a apposé le cachet de la légalité sur le montage proposé. Mais auparavant, les cabinets d'audit et conseillers fiscaux des multinationales auront eu l'occasion de tester des schémas plus ou moins agressifs. Une commission d'enquête britannique a permis de mettre en évidence que des montages fiscaux complexes n'ayant que 25% de chances d'être légaux étaient proposés.
- "Le Luxembourg va coopérer pleinement avec les enquêtes de la Commission européenne". Ce n'est que très partiellement vrai. Le Grand-Duché refuse toujours de transmettre aux services de la concurrence des documents qui doivent permettre d'évaluer si des aides d'Etat illégales ont été accordées via des rulings. Soucieux de garantir la discrétion à ses chers contribuables, notamment Amazon, le Luxembourg ne veut transmettre que certaines décisions spécifiques, mais pas tout le dossier. Est-il totalement insensé d'imaginer qu'il cherche à ménager le géant de la vente en ligne, qui fait travailler près de 1.000 personnes sur plusieurs sites luxembourgeois ?
Cette obstruction amène une autre question. Les rulings fuités par le consortium ICIJ pourront-ils être utilisés par la Commission européenne, voire par le fisc d'autres pays ? Ce n'est pas certain. La Commission elle-même est hésitante. Le Luxembourg qualifie quant à lui d'illégaux les documents publiés.

Soulignons un dernier point à propos des LuxLeaks: ils posent évidemment la question de la responsabilité de Jean-Claude Juncker. Premier ministre et ministre des Finances du Grand-Duché pendant près de 20 ans, il porte une grande responsabilité dans la conception du modèle fiscal Luxembourgeois, qualifié par le Tax Justice Network d'"étoile noire" des paradis fiscaux en Europe. Comme je le soulignais dans un portrait réalisé à l'occasion de son accession à la présidence de la Commission européenne,  l'homme ne s'est jamais expliqué. Dans les nombreux débats parlementaires, conférences de presse, émissions télévisées où des questions lui ont été posées, il a toujours botté en touche avec un art consommé de la noyade de poisson. Il est temps qu'il s'explique enfin. Ce n'est pourtant pas la voie qu'il semble suivre après les LuxLeaks. Celui qui avait annoncé une Commission européenne très politique a préféré envoyer son porte-parole au casse-pipe devant une meute de journalistes européens déchaînés. Il a pour sa part annulé une apparition publique à Bruxelles, lui préférant un événement plus discret en ses terres natales...