vendredi 10 juin 2016

Ubérisation, classes moyennes et inégalités

Un salaire convenable, un emprunt hypothécaire remboursable, une voiture et un frigo rempli : ne sont-ils pas les principaux signes extérieurs d’appartenance à une certaine classe moyenne ? Ce statut social hérité des trente glorieuses, qu’un emploi dans une grosse société devait permettre de garantir, est en train de s’éroder. La carrière à l’ancienne, du diplôme à la pension, avec progression barémique et avantages extra-légaux n’a plus tellement cours à l’heure de l’intérim, de la loi Peeters et de l’ubérisation.
Une étude américaine récente vient d’établir une corrélation forte entre le taux d’emploi dans les grandes sociétés et le degré d’inégalité. La baisse du nombre d’employés des 10 plus grandes entreprises d’un pays semble proportionnelle à l’augmentation des inégalités. Le résultat est quelque peu contre-intuitif : on ne pense pas vraiment aux multinationales, ni aux géants du BEL20 comme des paradis égalitaires. Pourtant, expliquent les auteurs de l’étude, une certaine forme de coopération sociale et un degré plus élevé de syndicalisation au sein de ces grandes sociétés sont les garants d’une redistribution de la richesse créée à travers les salaires.
Or aujourd’hui, les grandes entreprises n’ont plus le même profil qu’autrefois: réorganisées et allégées, elles se sont débarrassé des tâches périphériques : le nettoyage, la cantine, le marketing, les relations à la clientèle et même parfois la comptabilité ont été outsourcées, délocalisées, filialisées. Ces tâches et d’autres sont désormais confiées à de petites entités tierces où le sens de l’égalité salariale et la syndicalisation n’ont plus cours.
Finie l’époque où les constructeurs automobile donnaient de l’emploi à des banlieues entières. Renault, Volvo, General Motors ont levé le camp de nos quartiers. La nouvelle ère est celle des services et des flexi-jobs. Aujourd’hui, dans certaines banlieues françaises, Uber est le principal employeur, dépassant les fast-food ou le secteur de la construction.
« Je me souviens de l’ancien temps, dans les universités, quand les agents de nettoyage se comportaient comme mes patrons », plaisante Yannis Varoufakis, l’économiste iconoclaste connu pour son bref passage au ministère grec des Finances. « Ils entraient dans mon bureau, ils me rabrouaient, ils me disaient de rentrer chez moi quand je travaillais trop tard. Ils avaient le sentiment d’appartenir à une institution et d’être importants. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Nous avons sous-contracté une société qui engage des travailleurs de nuit sous-payés, sans visage, qui ne se sentent pas connectés à l’institution ».
Aux Etats-Unis, des millions de travailleurs, dans tous les secteurs de l’économie, ont basculé dans l’emploi ubérisé, et la tendance n’est pas près de s’inverser. L’Europe emboîte le pas. Pour Varoufakis, seul un revenu universel, donnant la possibilité de refuser un emploi, permettrait de rééquilibrer le système, tant sur le plan de la justice sociale qu’au niveau-macro-économique. Quoi qu’on pense de cette idée controversée, le débat a le mérite de clarifier une chose : à l’ère du capitalisme 2.0, rétablir plus d’égalité dans le système ne pourra se faire qu’à travers des mécanismes sociaux innovants.

Billet diffusé dans le magazine Image Demain Le Monde